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Analogie et créativité féconde

Analogie et créativité féconde

Si les recherches sur l’analogie se multiplient, c’est qu’elles illustrent une partie de notre fonctionnement quotidien : inconsciemment, nous nous appuyons sur l’expérience pour appréhender la nouveauté, et parfois la créer.

Le problème des 9 points consiste à trouver comment les relier sans lever le stylo, par 4 segments de droite. Nous avons tous spontanément tendance à faire preuve d’un effet de fixation, connu de longue date des psychologues.
En l’occurrence nous cherchons en « restant dans le carré », alors que la solution requiert d’en sortir. L’expression « thinking outside the box », une tarte à la crème lorsqu’il s’agit de créativité, tire d’ailleurs son origine de cet effet de fixation. Prenons un autre problème, celui de la bougie : sa résolution requiert qu’une boîte d’allumettes soit vidée de son contenu et convertie en socle. Ou celui des deux cordes : des tenailles doivent être utilisées non pour leur pouvoir coupant, mais pour leur masse permettant de nourrir un mouvement de balancier. Là encore, l’imagination est limitée par des « fixations » inconscientes sur des fonctions typiques (« contenant d’allumettes », « destiné à couper »).

On peut aborder la créativité par le biais de la découverte, de l’imagination ou de l’originalité. On peut l’écrire avec un « c » minuscule lorsqu’elle se déploie à échelle locale, ne débordant pas l’individu qui la vit, ou avec un « C » majuscule, quand elle bénéficie de larges reconnaissance et influence sociétales. Mais elle suppose la nouveauté, ce qui l’oppose, de fait au connu. Le philosophe Jiddu Krishnamurti a incarné cette position selon laquelle tout regard neuf demande de mettre ses concepts de côté : le titre d’un de ses ouvrages, Se libérer du connu (1975), constitue à lui seul un plaidoyer pour cette position.

L’expérience passée dans une situation nouvelle

Certes, nos concepts brident notre imagination car prendre une perspective sur une situation au travers d’un concept, c’est en ignorer d’autres. L’opposition entre le connu et le nouveau est cependant peu tenable car il n’y a d’alternative, pour s’affranchir de concepts, que de s’appuyer sur d’autres : percevoir une tenaille rend saillante sa fonction coupante au détriment de sa masse, mais, sans concept de masse, impossible de prendre en compte cette dernière. Ovni littéraire extrêmement créatif, le Codex Seraphinianus de Luigi Serafini (1981) décrit, sous forme d’une encyclopédie illustrée dans une écriture inventée, un monde fictif qui diffère du nôtre sur presque tous les plans. Il repose néanmoins intégralement sur des concepts qui, eux, sont totalement les nôtres. Cette dépendance au connu de l’être humain pour appréhender son environnement explique l’engouement que les travaux sur l’analogie ont connu ces quatre dernières décennies. Caractérisable par « l’appréhension d’une situation dans les termes d’une autre (1) », l’analogie est un phénomène adaptatif, dans la mesure où il met à profit l’expérience passée dans une situation nouvelle. La plupart des analogies sont inconscientes et participent à la routine du quotidien, traduisant la fluidité de la cognition humaine par de multiples ajustements qui échappent à son acteur comme lorsqu’il utilise une nouvelle douche, pénètre dans un nouvel ascenseur ou dans un nouveau supermarché.

Lorsque Talia, âgée de 7 ans, déclare : « L’école, c’est comme un escalier, chaque classe, c’est une marche », ou qu’Henri Poincaré relate que « l’idée me vint (…) que les transformations de formes quadratiques ternaires indéfinies étaient identiques à celles de la géométrie non euclidienne », l’un comme l’autre mobilisent l’existant sous une perspective qui cesse d’être anodine, par le biais d’analogies tout autant appuyées sur le connu que les plus prosaïques d’entre elles, mais selon un lien non encore rebattu. Ces analogies reposent sur des abstractions émergentes qui en font la nouveauté et la pertinence : celle de progression hiérarchisée par étapes est en germe dans la réflexion de l’écolière, et l’analogie de Poincaré a vite prouvé sa fécondité. Dans une tâche classique en psychologie de la créativité, comme celle d’inventer un maximum d’usages originaux à un objet, on montre la potentialité de certaines analogies de fluidifier l’inventivité (2). Ainsi peut-on contraster, d’une part, un connu formant la face naïve des analogies, qui se manifeste dans les effets de fixation, dans la prégnance des stéréotypes dans un contexte social et des préconceptions dans le champ scolaire, et, d’autre part un connu, source d’inspiration qui en forme la face créative. Par exemple, avant l’invention de la souris, on communiquait avec les ordinateurs par le biais d’un langage de commande, ce qui alourdissait toute requête. Il a fallu que Douglas Engelbart, le père de la souris, conçoive les objets immatériels comme analogues aux objets matériels par le fait que l’on peut agir sur eux. Cette analogie était extrêmement simple en un sens car elle revenait à généraliser aux objets informatiques la possibilité d’être un support d’action, mais elle était aussi extrêmement audacieuse car depuis la nuit des temps les concepts de matériel et d’immatériel séparent le monde des sens et celui de l’esprit, le concret et l’abstrait, la matière et le vide, l’observable et l’invisible, la réalité et le rêve, le tangible et l’intangible. Dans ce contexte, l’idée de traiter une entité immatérielle de manière analogue à une entité matérielle transgressait l’ordre établi de nos rapports au sensible.

Sur des domaines conceptuels proches

Contrairement à une idée reçue, la créativité n’est donc pas tributaire de champs d’inspiration éloignés. Les analogies scientifiques reposent généralement sur des domaines conceptuels proches et les analogies distantes ne se révèlent pas plus fécondes que les autres dans le champ de l’innovation. Il semble qu’une connaissance intime et profonde des domaines, liée à leur fréquentation quotidienne parfois obsessionnelle, en fasse des sources d’analogie plus riches que des champs lointains. Cependant, même si les chemins de traverse jouxtent souvent les sentiers battus, la difficulté des cheminements analogiques qu’ils supposent est attestée par leur rareté : les évidences rétrospectives sont illusoires.

Sources: Sciences HumainesEmmanuel Sander: Professeur de psychologie du développement et de l’éducation à l’université ParisVIII, il est l’auteur de L’Analogie, du naïf au créatif. Analogie et catégorisation, L’Harmattan, 2000, et, avec Douglas Hofstadter, de L’Analogie. Cœur de la pensée, Odile Jacob, 2013.

1.Keith Holyoak, et Paul Thagard, Mental Leaps. Analogy in creative thought, MIT Press, 1995.
2.Marianne Habib, Anaëlle Camarda et Emmanuel Sander, « The impact of type of examples and analogical reasoning on creativity in adolescents », Flux Congress, Leiden (Pays-Bas), septembre 2015.

 

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